J’ai toujours pensé qu’il existait trois catégories d’humains : ceux qui prennent plaisir dans le
bien-être animal, ceux qui font souffrir les animaux et prennent parfois plaisir dans la souffrance
animale, et le reste, la grande majorité, qui est indifférente au bien-être ou à la souffrance animale.
Et puis, il y a moi. Moi qui cherche à éliminer ceux qui font souffrir les animaux et surtout ceux
qui trouvent plaisir dans la souffrance animale. Je me suis même parfois demandé si je ne devais
pas aller plus loin dans ma typologie et dire que je représente une quatrième catégorie d’humains :
ceux qui éliminent, éventuellement font souffrir, ceux qui font souffrir les animaux.
Je sais et j’ai toujours su qu’il y a bien d’autres manières de lire le monde. Que l’on peut
considérer les hommes et les femmes selon diverses distinctions. Qu’il existe, par exemple, des
riches, des pauvres et une troisième catégorie, celle des plus tout à fait pauvres, mais pas tout à
fait riches. Ou alors, politiquement, que face à la droite, il existe une gauche, et qu’entre les deux,
s’étend le ventre mou du centre. Ou alors, religieusement, il existe les catégories de chrétiens, de
musulmans, de bouddhistes, d’athées, que sais-je encore ? J’ai même un cousin, dingue de
football, qui conçoit le monde comme opposant les supporters du Paris Saint-Germain – dont il
fait partie – et les supporters de l’Olympique de Marseille – qu’il vomit –, avec une troisième
catégorie, énorme, celle de ceux qui ne connaissent rien au foot, ou n’aiment pas ce sport, ou
supportent un club autre que les deux rivaux. J’exagère à peine s’agissant du cousin.
Moi, mon monde se réfère à l’animal. Mon monde est défini par le rapport aux animaux. Et
depuis la prime enfance, sans l’ombre d’un doute, je me situe dans la première catégorie, ceux qui
prennent plaisir dans le bien-être animal ; même si ça n’a été qu’assez tardivement que je me suis
mis à exprimer les choses ainsi.
Tout petit, j’aimais les bêtes. Il y avait celles que je pouvais côtoyer : les chiens, les chats, les
oiseaux… Et il y avait celles que je me contentais de voir dans les livres ou à la télévision, mais
que j’aimais tout autant : les éléphants, les rhinocéros, les lions… Je me réjouissais de leur bien-
être et m’attristais de leurs souffrances. Une tristesse souvent mêlée de révolte. Je me souviens
vaguement, et par la suite ma mère m’avait rappelé ou avait narré maintes fois cette anecdote à
qui voulait l’entendre, que vers l’âge de quatre ou cinq ans, j’avais pleuré toutes les larmes de mon
corps pour avoir vu un film dans lequel des chasseurs – d’infâmes braconniers très certainement
– avaient tué une maman rhinocéros, rendant son bébé orphelin. Cet épisode a constitué l’une de
mes toutes premières expériences de la compassion et du sentiment d’injustice, prenant appui, en
l’espèce, sur l’animal.
Tout petit, donc, j’étais dans la première catégorie de ceux qui aiment les animaux, mais très
vite je me suis mis à haïr les représentants de la deuxième catégorie, ceux qui leur font mal, voire
trouvent plaisir à leur faire mal.
Comme beaucoup d’enfants, j’ai été, sur ce sujet, traversé de contradictions. Moi aussi, j’ai
arraché les ailes des mouches. J’ai cruellement placé des lombrics dans des fourmilières. J’ai livré
des criquets aux toiles d’araignées, prenant plaisir, oui prenant plaisir, comme les abjects
représentants de la deuxième catégorie, à voir le monstre velu fondre sur sa proie et, avec une
dextérité sans pareille, l’entortiller dans un linceul blanc, sans jamais lui laisser la moindre chance
de s’en sortir, immanquablement. Après coup, et même à la vérité longtemps après, j’ai essayé de
comprendre : pourquoi agissais-je de la sorte ? Était-ce la conséquence, non réellement réfléchie,
de l’oisiveté des moments estivaux quand, après le déjeuner, les adultes sont à la sieste et que je
me retrouvais seul ? Était-ce la recherche d’une esthétique de l’action dans le monde du vivant, la
pureté de l’attaque arachnéenne supplantant la souffrance de sa proie ? Était-ce une
manifestation, certes très atténuée et même proche de l’insignifiance, de la folie démiurgique de
celui qui veut influer sur le cours de la nature : nourrir l’un, faire de l’autre une victime, avoir droit
de vie ou de mort sur la création ? Ou alors, déjà, s’agissait-il pour moi de tenter de comprendre
les mystérieux ressorts qui animaient les membres de la deuxième catégorie ? En faisant souffrir
mouches, criquets, fourmis, vers de terre… – sans que je sache d’ailleurs si leurs souffrances
étaient réelles –, n’essayais-je pas d’approcher ceux qui faisaient souffrir chiens, chats, veaux,
vaches, cochons… ?
Je n’ai jamais su et ne saurai jamais ce qui me motivait à agir ainsi. Peu importe en définitive.
Ce qui est important pour ce que j’ai envie de raconter ici, c’est que déjà, à l’époque, même si je
n’étais pas apte à formuler les choses comme je le fais maintenant, je me rendais compte, avec
mon cerveau d’enfant, qu’il existait des différences ; que mes jeux puérils ne pouvaient
s’apparenter aux exactions commises par la deuxième catégorie. Je savais que mes distractions
étaient exemptes du sang de l’animal qu’on égorge, du cri du chien qu’on bat, du regard fou du
chaton martyrisé… Quoique confusément, je savais que les adeptes de la deuxième catégorie
étaient insensibles aux signes visibles de la souffrance infligée, étaient même capables d’y trouver
plaisir, alors que le moindre de ces signes m’épouvantait. Plus tard, grâce à mes lectures – les
avais-je parfaitement comprises, c’est une autre affaire… –, j’ai confirmé mon raisonnement
d’enfant. Le règne animal est un continuum qui va des éponges à l’homme, en passant par les
insectes, les poissons, les oiseaux, les mammifères… À tort ou à raison, je pense que ce
continuum traduit une progression. Plus on avance dans l’arborescence, plus on se rapproche de
l’homme, eh bien… on se rapproche de l’homme. La propension à la souffrance avoisine celle de
l’homme ; la conscience animale se précise et tend asymptotiquement vers la conscience
humaine ; des vertus telles que l’empathie, l’esprit de justice, la solidarité, réputées être l’apanage
de l’homme, éclosent et se développent chez les animaux. C’est flagrant chez le chien, l’éléphant,
le dauphin, le singe…
Je ne sais si les souffrances se valent et si se valent les êtres derrière ces souffrances, toujours
est-il que j’ai la conviction qu’on ne peut battre un chien à coups de barre de fer comme on
écrase une mouche avec une tapette ; même si, pour cette dernière petite victime, on doit s’y
reprendre à plusieurs fois. (Ce qui ne m’empêche pas désormais d’éloigner plutôt que de tuer la
moindre bestiole, lui accordant le bénéfice du doute quant à sa possibilité de souffrance. À cet
égard, j’ai lu qu’il était très probable qu’un insecte ne souffre pas, car blessé, il continuerait de
manger et de copuler. Cela ne me semble pas probant. Si je prends mon propre cas, et toutes
proportions gardées, un bon mal de tête, un coup reçu, ou une foulure, soit autant de dommages
me faisant souffrir, m’ont rarement dissuadé de manger, ni même – cela m’est déjà arrivé – de
copuler.)
J’ai donc été conduit à affiner ma typologie. La deuxième catégorie, celle de ceux qui font
souffrir les animaux et éventuellement y prennent plaisir, peut se décomposer en deux sous-
catégories : les abrutis qui font souffrir les animaux, mais ne se rendent pas compte qu’ils font
souffrir des êtres dotés de sensibilité, d’une certaine intelligence, etc. ; et les malins – et je le dis
dans les deux acceptions du terme – qui, eux, sont conscients de leur proximité d’homme-
bourreau avec les animaux suppliciés, qui parfois feignent de ne pas le savoir – je vous parlais à
l’instant de malignité –, qui finassent, qui relativisent, mais qui, au bout du compte, commettent
leurs sinistres agissements en parfaite connaissance de cause.
À l’évidence, la deuxième sous-catégorie est, de très loin, la plus dangereuse et la plus
exécrable.
Il y a quelque temps, j’ai décidé de m’en prendre à elle.