Extrait de "L'arche de Norah" de Claude VALASEK

Prologue

Océan Pacifique, au-dessus de la fosse des Mariannes — le 11 avril 2029 – 18 heures.

 

Le cargo Asatsuyu était arrivé sur site. Sous la surface de l’eau, la mer descendait à plus de dix mille mètres.

Le capitaine Mifune souriait intérieurement : appeler un cargo destiné à polluer les océans, rosée du matin (Asatsuyu en japonais) lui semblait le comble du cynisme. Il n’en était pas moins un marin discipliné et formaté pour accomplir sa tâche : déverser six-cent-mille mètres cubes d’eau contaminée par l’accident de la centrale de Fukushima à l’endroit le plus profond de l’océan Pacifique.

Dès que les ordres du capitaine furent transmis, les marins présents sur le pont se sont mis en action pour engager la procédure habituelle. Ils étaient tous vêtus d’une combinaison antiradiation blanche floquée du logo de la compagnie maritime qui les employait.

D’énormes tuyaux avaient été positionnés par-dessus bord afin de déverser le liquide contenu dans les cales étanches du navire. Les énormes pompes se sont alors mises à ronronner.

Soudain, le bateau parut propulsé dans les airs. Le niveau de la mer montait à toute allure, et projetait le navire vers le ciel.

La montée parut durer une éternité, c’est du moins ce que les marins ressentirent. Soudain, le bateau s’immobilisa. Il se trouvait sur une montagne d’eau de plusieurs kilomètres. La surface de la mer était hors de la vue des marins.

Après quelques secondes d’immobilité, la montagne d’eau s’effondra, aussi vite qu’elle avait surgi. Le bateau de trois cents mètres de long effectua une chute libre de plusieurs kilomètres, et s’écrasa, de tout son poids sur l’océan qui, à cette vitesse, avait la consistance du béton.

En retombant, l’océan généra une vague de dix kilomètres de haut qui déferla sur l’océan. Rien ne semblait pouvoir l’arrêter.

Au même moment, un phénomène identique se produisait au-dessus de la fosse de Porto Rico dans l’Atlantique et au-dessus de la fosse Calypso en Méditerranée.

***

Escales Pas-de-Calais France le 11 avril 2029 – 6 heures.

 

­­­– Arrête Ylang j’ai compris !

La chienne couinait depuis quelques minutes en regardant sa maitresse avec des yeux suppliants.

Catherine Leclerc émergeât du tas de duvets sous lesquels elle s’ensevelissait la nuit, enfila un jogging au-dessus de son pyjama en polaire. Elle glissa ensuite ses pieds dans des baskets et ouvrit la porte de son combi Volkswagen.

Elle avait attendu trente ans avant de pouvoir s’offrir cette merveille de résistance et d’adaptabilité.

Elle racontait souvent une anecdote reliée à un de ses premiers entretiens d’embauche.

Elle avait postulé sans raison précise à un poste de chargée de clientèle dans une banque. Elle avait, à la demande du chargé de recrutement, raconté son projet de vie : travailler à mi-temps, voyager beaucoup et découvrir le monde en combi Volkswagen. Elle s’était entendu répondre après quelques minutes d’entretien « Pour le poste, vous ne correspondez pas au profil recherché, par contre on peut vous faire une offre de financement pour le véhicule ».

Elle avait dû attendre des années pour pouvoir réaliser son rêve, qui était devenu maintenant sa réalité quotidienne pour son plus grand bonheur.

Son labrador, prénommé Ylang, se glissa dehors et se mit à courir ventre à terre sans s’éloigner du véhicule garé sur le parking réservé aux camping-cars en contrebas du cap Blanc Nez.

Catherine s’extirpa lentement de sa camionnette aménagée en lieu d’habitation et rejoignit son chien qui gambadait gaiement en faisant des cercles pour ne pas trop s’éloigner de sa maitresse.

Le jour se levait et une lumière blafarde commençait à se répandre sur le site.

Catherine et son chien Ylang se dirigèrent vers la plage de galets en contrebas avec l’intention de contempler le soleil se refléter sur les falaises blanches de Douvres. Le ciel était clair, cela va le faire, pensa-t-elle.

Elle était toutefois surprise par le calme qui régnait, la mer devait être particulièrement calme.

Au détour d’un chemin, elle vit enfin les falaises se profiler à l’horizon. Au moment précis où elle atteignit le ponton en béton qui permettait de rejoindre la plage, elle se figea soudainement, interloquée par le spectacle inédit qui s’offrait à elle.

La Manche avait disparu.

***

Washington, Maison-Blanche, le 11 avril 2029 – 5 heures.

Walter Greensberg frappa à la porte de la chambre du Président. Il écouta attentivement une éventuelle réaction, mais n’entendit aucun signe de vie. Il réitéra ses petits coups en essayant de les rendre plus sonores.

Ne percevant toujours pas de mouvements, il enclencha doucement la poignée de la porte. Il entra à pas feutrés et s’approchait du Président qui dormait paisiblement.

Il le prit par l’épaule et le secoua lentement en murmurant « Monsieur le Président, Monsieur le Président, ».

Le Président se réveilla progressivement. Walter Greensberg sentit qu’il était maintenant envisageable d’annoncer à son patron, la nouvelle incroyable qu’il peinait lui-même à croire.

– Monsieur le Président, il se passe une chose incroyable. La NSA nous signale deux raz de marée en cours. Deux vagues de plusieurs kilomètres de haut s’apprêtent à submerger, l’une, la côte ouest, l’autre la côte est.

Le Président, qui ne semblait pas bien se rendre compte de la portée de ce qu’il venait d’entendre, murmura dans son demi-sommeil :

– Comment est-il prévu de réagir dans ce cas ?

– Nous avons regardé les procédures et nous n’avons rien trouvé. Ce cas n’a jamais été anticipé.

– Il n’y a donc rien à faire, dans ce cas ne faites rien.

Il se rendormit aussitôt.

Chapitre 

Saint-Martin du Queyras, le 11 avril 2029 vers 11 heures 20.

 

Hugo Daubresse, en avait ras la casquette de cette côte.

Cela faisait des heures qu’il courait dans une montée qui n’en finissait pas.

Plusieurs fois, il avait cru voir le haut de la crête, mais au lacet suivant, elle disparaissait.

Il se demanda ce qui l’avait incité à s’inscrire au tour du Mont-Blanc, et donc à passer le plus clair de ses vacances à s’entrainer dans des cotes qui n’en finissaient pas.

Il maudissait cette fameuse soirée à Millau durant laquelle il avait pris le pari de participer à la course autour du Mont-Blanc. Il venait, ce soir-là, de terminer une course de cent kilomètres et ne se sentait pas complètement détruit. Il était fatigué, mais son envie de se surpasser restait intacte.

Il rentrait en compétition régulièrement avec son ami Marc sur ces sujets-là.

Sur le mode « Je parie que tu ne serais pas cap de… » il se lançait des défis de plus en plus audacieux.

A près de soixante ans, il commençait à se dire que ce jeu puéril devait cesser.

Malheureusement, il ne savait pas dire non à Marc, et cela, depuis de nombreuses années. Cette dépendance psychologique lui avait peut-être même couté un divorce. C’est du moins ce que son ex-épouse disait à leurs amis communs.

Pour sa part, il ne savait toujours pas mettre les causalités de cet échec matrimonial dans l’ordre.

Est-ce que c’est sa boulimie de travail et de sport qui l’avait éloigné de son foyer ?

Est-ce que ces activités n’étaient qu’un prétexte pour échapper à cette épouse avec laquelle il ne partageait plus rien ?

Quand on est chirurgien dans un service de cardiologie, il est facile de ne plus rentrer chez soi en n’ayant aucun scrupule. Il s’occupait de patients dont la vie était en danger, qu’y aurait-il pu avoir de plus important ?

 A l’instant présent, ses préoccupations n’étaient qu’à très court terme. L’alternative qui s’offrait à lui se résolvait facilement. S’il opérait un demi-tour, il aurait tout le chemin de l’aller à refaire, ce qui lui prendrait plusieurs heures. Il lui faudrait donc continuer jusqu’en haut de la crête et de là, rejoindre Saint-Martin du Queyras, village dans lequel se situait la maison qu’il avait louée pour finaliser son entrainement.

Un des points positifs de la situation de divorcé était de pouvoir choisir seul ses dates de vacances.

En avril, on était hors vacances scolaires et l’organisation d’un séjour avait été très facile. Il avait trouvé un petit chalet cosy à Saint-Martin du Queyras, petite station peu fréquentée hors saison hivernale. Il n’avait aucune contrainte particulière. Il cuisinait pour lui seul des repas riches en glucides afin de faire des réserves d’énergie pour le week-end de la course. Il se couchait tôt et trouvait rapidement son sommeil. Il partait s’entrainer vers sept heures et revenait au chalet vers midi, lorsque le soleil était à son apogée.

N’en pouvant plus, il s’arrêta quelques secondes pour se réhydrater et avaler quelques fruits secs. Il savoura ce moment et se reconcentra avant de reprendre sa course en espérant qu’il atteindrait rapidement le sommet et enfin entamer la descente.

Il consulta le smartphone qui lui servait de boussole, de carte topographique, de contrôleur cardiaque et de testeur de glycémie.

Il constata qu’il n’y avait plus de réseau, ce qui dans ces hautes montagnes n’était pas une surprise.

Il avait choisi Saint-Martin du Queyras à cause de son altitude élevée. A l’entrée du village, une pancarte indiquait : « Vous entrez dans le plus haut village d’Europe ». Il n’avait pas vérifié, cette information qui semblait controversée, mais cela n’avait pour lui aucune importance. Cette petite bourgade disposait des trois qualités indispensables pour que son séjour soit profitable : l’accès à des chemins de montagne avec de grands dénivelés, un taux d’oxygène dans l’air relativement faible qui augmenterait ses capacités à fournir des efforts le jour J et de quoi se nourrir sans devoir redescendre dans la vallée.

Dès son arrivée, il était allé faire un tour dans la supérette locale. Il y avait découvert Marlène, la propriétaire, vendeuse et animatrice de rayons. Elle proposait des produits sains et locaux, et dispensait gratuitement une bonne humeur communicatrice.

Il se promit d’aller la voir en fin d’après-midi afin de renouveler son stock de pâtes alimentaires. Dans les périodes de préparation aux courses de fond, il en faisait une consommation effrénée. Il se réjouissait d’avance de la perspective de discuter de tout et de rien avec elle.

 Au moment de reboucher sa gourde, avant de la remettre dans son sac, il entendit un grondement lointain, d’abord diffus, puis de plus en plus précis. Cela ne ressemblait pas à un orage, c’était régulier et continu. Cela s’apparentait plutôt au bruit d’un avion à réaction qui décolle ou qui survole une ville à basse altitude.

La grande différence avec le bruit d’un réacteur, c’est qu’il diminue quand l’avion s’élève dans le ciel. Ce bruit tonitruant par contre ne cessait d’augmenter jusqu’à devenir douloureux.

Pris de panique, il laissa tomber son sac et courut de toutes ses forces jusqu’en haut de la montagne.

Il ne crut pas ses yeux en regardant la vallée qu’il avait traversée en voiture pour accéder au village.

***

Saint-Martin du Queyras, le 11 avril 2029 vers 11 heures 30

David Vandenberg se redressa en s’appuyant sur sa bêche et contempla le travail accompli durant la matinée.

Il était assez fier de lui. Il avait préparé cent cinquante mètres carrés de terre qui étaient maintenant prêts à accueillir les plants de cucurbitacées qu’il avait semées sous serre à la fin de l’hiver.

David était venu s’installer dans le village il y a bientôt trois ans. Il murissait depuis longtemps son projet de maraichage biologique. Auparavant, il habitait dans la Somme. Il s’ennuyait dans son métier de comptable et réfléchissait depuis des lustres à une possible reconversion.

Dans son enfance, il avait été initié au jardinage par son grand-père qui possédait un petit bout de terrain au sein des Hortillonnages.

Cet endroit unique, situé au cœur de la ville d’Amiens, avait été construit durant de longues années par des moines qui creusaient des canaux dans une zone marécageuse le long de la Somme.

Des ilots très fertiles avaient progressivement été constitués. Ils avaient accueilli durant des siècles des cultures maraichères. La pratique de la culture vivrière dans les Hortillonnages s’était pourtant perdue au fil des ans et l’entretien des canaux avait été petit à petit abandonné pour des raisons économiques.

Pratiquant le ski de fond, il avait longtemps fréquenté Saint-Martin l’hiver, où il avait trouvé un lieu où se ressourcer.

Il y était revenu un été, juste pour voir si cet endroit avait autant de charme en juillet qu’en février. Il avait été très séduit par le calme, la beauté des paysages et la gentillesse des habitants.

David y avait rencontré par hasard, Norah Audibert, la maire et il lui avait parlé d’un vague projet d’implantation d’une exploitation maraichère biologique.

Cette dernière avait été séduite par l’idée, elle lui avait expliqué que des terres cultivables étaient disponibles et que, pour l’instant, elle refusait de les rendre constructibles malgré les pressions de certains habitants et de promoteurs immobiliers.

Quelques mois plus tard, quand ils eurent parfaitement confiance l’un en l’autre, elle lui explicita plus précisément ce qu’elle lui avait dit le premier jour.

Son père, à qui elle avait succédé à la tête de la commune, lui avait expliqué qu’une des perversions de la gestion des municipalités était la confusion entre les intérêts individuels et ceux de la commune. Certains habitants, et ce phénomène est très courant partout dans le pays, se font élire avec pour seul objectif le classement de leurs propriétés foncières en terrain à bâtir, ce qui leur permet de faire une belle plus-value à la revente.

Cette situation crée un jeu pervers de retour d’ascenseur. Quand un maire a envie d’acquérir, la voix sans condition, d’un conseiller municipal, il n’a qu’à lui accorder cette faveur.

Norah avait mis fin à cette pratique. La transformation d’une partie du foncier de la commune en zone sans traitement et réservée au pâturage ou au maraichage bio, lui avait attiré des inimitiés.

Au départ, David n’avait pas pris pour argent comptant cette marque d’intérêt. Pourtant, quand plusieurs mois plus tard, il recontacta la maire. Cette dernière se souvenait parfaitement de lui et lui confirma l’intérêt qu’elle portait à son projet.

Son appui lui fut précieux. Elle organisa notamment l’intervention de l’association Terre de Liens, dont la mission était de mobiliser des terrains et de les louer à des agriculteurs biologiques.

Cet appui avait transformé le rêve de David en vrai projet. Il lui a quand même fallu deux ans pour le mener à bien.

Quand il sentit qu’il était pour lui maintenant nécessaire de basculer du salariat à l’entrepreneuriat, il négocia son départ avec son employeur, revendit sa maison à Camon et vint s’installer à Saint-Martin. Il venait de divorcer et se sentait libre de changer le sens de sa vie.

Il savait qu’il lui faudrait plusieurs années avant de vivre de son exploitation. De plus, en hiver, il n’aurait presque rien à faire.

La maire l’aida à trouver des emplois saisonniers. Le centre de vacances implanté dans la commune avait besoin d’un intendant pour gérer l’administratif, les commandes, les encaissements des locations…

David avait toutes les compétences pour exercer cette tâche, et avait ainsi sécurisé son implantation dans le village.

La première année avait été consacrée à la préparation du terrain abandonné et à la plantation d’arbustes qui éviteraient l’érosion de la terre.

La deuxième année, il a commencé à produire des légumes qui se sont bien vendus grâce à Marlène, l’épicière du village, qui réalisait une promotion quasi obsessionnelle des produits de David auprès de sa clientèle. Le soutien de la mairie n’a pas non plus manqué et la cantine scolaire s’est approvisionnée en grande partie chez lui.

David envisageait maintenant l’avenir avec sérénité. Il maitrisait les techniques de production, il savait comment vendre et, par-dessus tout, il adorait ce qu’il faisait.

Il avait de grands projets et s’était formé à l’agrobiologie et à l’agroforesterie. Il voulait démontrer par la pratique qu’il était possible de se passer des engrais chimiques et que la terre respectée et « bien traitée » avait la capacité de se régénérer grâce au travail combiné des champignons, des insectes et des petits animaux.

David avait déjà fait des essais de cultures complémentaires combinées qui avaient donné des résultats inespérés.

Il regardait la parcelle qu’il allait travailler les jours suivant en imaginant l’ordonnancement des plantations qu’il effectuerait d’ici à une semaine.

Il avait acheté des graines dans une coopérative agricole en Colombie. Il avait l’intention de tester l’implantation de végétaux capables de pousser à des altitudes beaucoup plus élevées que celle du village. Il avait prévu de planter des pommes de terre et de semer des haricots à cet endroit. Il espérait des rendements intéressants.

David se repaissait avec gourmandise du silence magnifiquement interrompu par le chant des oiseaux et le chuchotement de la brise qui soufflait doucement.

Il tendit soudain l’oreille, car un grondement lointain venait se mêler au léger chuchotement du vent.

Le bruit non identifié s’accentua et s’imposa rapidement de manière angoissante.

Il chercha du regard la provenance de ce son. Quand son regard se posa sur la vallée en contrebas, ce qu’il vit le bouleversa. Il tomba sur les genoux, la regarda hagard. Il resta immobile et paralysé par l’effroi.

Un événement moins horrible, mais tout aussi improbable vint le sortir de sa torpeur. Un petit appareil volant traversa son champ de vision et vint se poser avec fracas sur le terrain qu’il venait de préparer.

L’ULM, qui ressemblait à un hélicoptère, fit une embardée et se retourna sur lui-même. Les deux pales qui servaient à sa propulsion se brisèrent et l’appareil s’immobilisa sur ce qui devait être son dos.

Pour s’assurer qu’il ne rêvait pas, il s’approcha de l’engin immobilisé sur le dos et le toucha. Il sentait bien sous ses doigts une carrosserie en métal bien réelle.

David s’adressa ensuite à son passager qui semblait sonné, mais vivant.